• "Aux confins de midi tu es l'astre lancinant
    qui traverse le grand fleuve puis s'élève comme un pays aimé"
    Benjamain Jules-Rosette

     

     Le soleil est encore dans le ciel, mais la sieste est terminée et le thé bu. « Viens », dit Dame.

    Le soleil d'Europe est une tache bienveillante qui parfois perce un ciel serein. Le soleil sur le Sine-Saloum est femme, miroir parfait, aveuglant et omniprésent de la terre chauffée à blanc, et le ciel n'existe que transparent dans la nuit, virtualité de toutes les existences, plein des rêves des voyages impossibles.  

    _ Comment vas-tu ?
    _ Je vais bien.
    _ Tu vas bien ?
    _ Je vais bien.
    _ Ta famille ?
    _ A la maison, là-bas.
    _ Dans la paix ?
    _ La paix seulement.
    _ Dans la paix.
    _
    La paix, vraiment !
    _ La paix, vraiment.
    _ Dieu nous aide.
    _ Dieu nous aide.

      Après, comme il a salué chacun et chacune, comme il a joué avec l'enfant rieur et porté le nourrisson, comme il a regardé la maille régulière du filet dans le geste vif et précis de l'homme, mangé les fruits de mer que tendait la femme, comme ses yeux ont brillé pour la sœur et souri pour le frère, il s'éloigne d'un pas nonchalant, répondant distraitement aux vœux de paix qu'un vieil homme récite consciencieusement dans un murmure mourant.  Devant la boutique, un enfant hurle : « Tchépété ! »
    _ Nafio ?
    _ Méhémé.
    _ Nambinné ?
    _ Owemen.
    _ Diam som ?
    _ Diam rec !


    Si elle dort encore, si elle est sortie marchander le poisson sec sous l'œil raisonnant d'un muezzin de métal, le poisson vif au bourdon farouche de cent sales mouches, si elle est triste aussi, alors c'est une jeune fille qui tient la boutique. Mais quand Tchépété vient, Dame s'assoit à ses côtés et plaisante avec elle. Il semble être venu pour cela : seulement rire et parler. Plus tard, on dirait par hasard, il achète le sachet de sucre aux reflets d'or, celui qui remplira trois verres pour les trois thés : le thé amer comme la vie, le thé doux comme l'agneau, le thé suave comme la mort.

     


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  • Là, il y a un homme, sous une tente. Son nom est Robert, et il attend. Jacques attend avec lui, mais parfois Jacques n'est pas là. Parfois, Robert attend avec Mamadou. Parfois encore, il attend seul, face au fleuve, sous la tente. Il regarde toujours dans la même direction, vers le fleuve Sine Saloum. Mais il ne semble pas le regarder : son regard est vide, parce que tous les paysages sont dans son esprit. Les paysages d'autres lieux, et leur chaleur autre. La chaleur d'ici est lourde, elle pèse sur les pans de tente et les creuse comme la pluie creuse une bâche mal tendue, elle pèse sur le sable plat, elle pèse sur les hommes comme pèse une épée dans un corps transpercé. Alors Robert attise dans son esprit le feu léger des nuits fraîches, le feu qui fait crépiter les voix des femmes et des enfants. Peut-être attend-il ce feu, en silence, immobile pour ne pas transpirer. C'est le vent qui assèche. Le soleil peut écraser, il peut frapper. Le vent assèche.

    Une pirogue approche. Robert se lève et marche vers le Sine Saloum.  Jacques le rejoint. Ils n'ont pas encore vu la pirogue, pas même entendu le bourdonnement égal du moteur, mais ils se sont levés, parce qu'elle approche, lentement, hésitante, basse sur l'eau. Il y a quelques passagers et leurs rares bagages, il y a le savon pour les lessives, les bassines de poissons agonisants et, surtout, il y a l'eau et le riz. Le temps n'a pas poussé la pirogue sur le fleuve : elle navigue parce qu'elle est basse sur l'eau. Maintenant, Robert et Jacques la voient et lèvent leurs bras. Mais elle est trop chargée et le piroguier maintient son cap. Il continue de remonter, ou bien de descendre le Sine Saloum. C'est difficile à savoir car le fleuve est comme indécis : il voudrait se jeter dans l'océan, mais l'océan respire et gonfle parfois ses eaux troubles. Le vent s'en mêle qui pousse des vagues régulières contre le cours de l'eau. Seule l'embarcation semble immobile. Alors les hommes désignent encore le ciel de leurs bras maigres, peut-être pour saluer son départ, ou le fleuve, mais peut-être gardent-ils espoir de la voir s'approcher.

    La pirogue a disparu. Sous la tente, Jacques chatouille du bout des doigts le charbon qui flotte sur le sable lourd. Ses doigts sont pareils  à des baguettes magiques qui savent sortir le bois calciné de sa torpeur : une braise timide déjà fait danser l'air au dessus d'elle et réveille ses voisines. Bientôt, le thé mousseux sera prêt. L'odeur suave du caramel enveloppe les hommes. Bientôt, le thé sirupeux sera prêt. Le liquide brûlant mordra la langue et la gorge, dissipant le vent de sable chaud tassé sur les visages et les torses.

    Après, il faudra partir. Après que la pirogue des pêcheurs, rapide et légère, soit passée, une autre s'avancera prudemment pour ne pas s'échouer, qui ira jusqu'à N'Danga, ou même à Fambine. Peut-être la nuit tombera avant, mais elle viendra. Oui : après la nuit, elles viendront, nombreuses, chargées de promesses aux villages des îles, mais encore accueillantes. Robert le sait maintenant : l'attente immobile cédera sa place à celle berçante du voyage.  Et même si les étoiles constellent le ciel avant, ce jour sera le même, parce que l'attente est la même. Certains jours peuvent ainsi durer et connaître plusieurs matins, comme si eux aussi attendaient.


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